Il se regarda dans la glace.
Il grimaça en voyant sa peau fripée par l’empreinte de l’oreiller sur sa joue. « Pas très frais ce matin, se dit-il ». Et il fit une moue désapprobatrice en constat l’état de sa barbe délaissée depuis trop de jours. Son inspection achevée, il regarda ses yeux et plongea dans son propre regard. Il eut la sensation de sombrer dans un puit sans fond. Un bref vertige le saisit sans qu’il comprît pourquoi. Il se ressaisi et quitta son reflet, cependant qu’une sensation de malaise diffus envahissait son plexus solaire.
A l’approche de la date anniversaire, il se sentait se tendre, se raidir comme pour repousser l’inévitable, tout en sachant au fond de lui que ses mouvements à peine ébauchés, ses bras retomberaient impuissants, sur les côtés. Il se sentait démuni, désarmé et même paralysé à l’idée de traverser à nouveau cette épreuve qui revenait incessamment chaque année, à la même époque.
Il lui semblait que la moitié de l’année lui permettait de s’y préparer, sans jamais y parvenir, et que l’autre était le temps dont il avait besoin pour s’en remettre. Il poussa un soupir de résignation, rien ne servait de tergiverser, l’échéance approchait, comme un hiver froid et redouté. Pourtant, cette année, il aimerait bien que les choses se passent autrement.
Une drôle de surprise
Il entra dans son salon et contempla son intérieur avec satisfaction. Il avait réussi à créer un environnement agréable, douillet et cosy où il avait autant plaisir à accueillir des invités qu’à s’y réfugier dans une solitude réconfortante. C’’est une pièce spacieuse et lumineuse, ornée de riches bibliothèques garnies d’ouvrages en tout genre et de toutes tailles, qu’il prenait plaisir à feuilleter de temps en temps, juste pour recevoir un message, une inspiration pour un moment, une journée, une méditation. Sachant ce qui l’attendait, et afin de se mettre en condition, il ferma les yeux, tendit un bras et saisit un titre au hasard dans un rayonnage. Avant d’ouvrir les yeux, il porta l’ouvrage à son nez et huma avec un triste ravissement le parfum du vieux papier.
Satisfait, il ouvrit les paupières et lut : « Réussissez votre carrière en 10 leçons ! ». Il se mit à sourie en se souvenant de la manière dont se livre l’avait accompagné près de 30 auparavant, dans ses débuts professionnels. Un titre aguicheur et des conseils pertinents et audacieux. Oui, ce livre lui avait été très utile à l’époque et il se dit qu’il ne l’avait pas ouvert depuis bien longtemps. Souriant avec une pointe de tendresse pour le jeune manager qu’il avait été, il écarta la couverture et s’immobilisa.
Surpris, il découvrit que le livre était vide ! Les pages avaient été découpées et le pavé évidé de son contenu… Et à la place du papier, reposait une vieille clé. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Il y a bien des années, il avait eu un livre bien réel qui faisait plus de 200 pages et là, maintenant, rien ! Même pas la plus petite feuille et cette clé ! Il la saisit du bout des doigts et la retourna pour tenter d’envisager ce qu’elle pouvait ouvrir, mais rien de ce qui lui venait à l’esprit ne paraissait correspondre à sa forme. Il soupesa la clé afin d’en éprouver le poids et lui sembla qu’elle trouvait sa place dans le creux de sa main, comme si elle s’y lovait et qu’une connexion mystérieuse s’établissait entre l’objet et lui. Il la perçu lourde, mais sans peser. Il referma les doigts dessus et eut la perception nette qu’elle faisait alors corps avec lui. Cette sensation s’étendit le long de son bras, puis vers son cœur, puis se diffusa dans son autre bras et descendit dans son ventre, puis le long de ses jambes, jusqu’à ses pieds. Il se sentit étrangement étourdit de cette douce vibration qui s’emparait progressivement de son corps en entier, vibration qui devenait peu à peu comme une douce torpeur, et qui dissipait lentement son malaise.
Une noirceur d’encre
Il se coucha et s’endormit la tête à peine posée sur l’oreiller, se confiant à ce curieux alanguissement.
Il se réveilla sans saisir ce qui l’avait tiré de son sommeil et pris conscience de l’obscurité qui régnait dans la chambre. « Bizarre », se dit-il, légèrement déconcerté, car même le réveil était éteint. Il était plongé dans un noir d’encre, aucun interstice ne laissant filtrer la moindre lumière.
Soudain pris de peur, il frissonna, que se passait-il ? Où était-il ? Il se sentait désorienté. Il posa alors les pieds au sol et se leva. Il tendit les bras, cherchant son chemin à tâtons jusqu’à là où la porte devait être. Mais il ne la trouva pas. Il s’immobilisa alors, la gorge nouée. Son ventre se tordit et une fine couche de sueur commença à perler sur son front. Lentement, il reprit sa progression et tenta de fouiller l’obscurité à la recherche d’un mur, d’un meuble. Mais ses mains ne rencontrèrent que le vide. C’est à ce moment qu’il se souvient de la clé. Il recula lentement vers son lit et soulagé, la tira de dessous son oreiller. Se saisissant de l’objet, il se sentit immédiatement rasséréné par sa présence évidente au creux de sa paume. C’est alors qu’elle se mit à luire d’une très douce luminosité qui le rassura davantage. Il se détendit légèrement, moins effrayé, moins seul, mais toujours aussi désorienté par les ténèbres opaques qui l’environnaient. Il se demanda alors s’il rêvait et trouva alors le rêve bien réel. Et il ajouta mentalement que si c’était un rêve, alors tout allait bien car dans un moment il se réveillerai dans son lit chez lui. Enhardit par cette pensée réconfortante, il brandit la clé devant lui comme une lanterne pour éclairer son chemin dans le noir.
Il avançait à petit pas sans voir réellement où il allait, mais marchait néanmoins confiant. Il déambula ainsi pendant un temps qui lui sembla infini quand enfin, une porte se dessina dans la faible lueur. Il sut instantanément que sa clé ouvrait cette porte, alors il la glissa dans l’orifice et amorça un mouvement de torsion pour déverrouiller la serrure. Mais le mécanisme résista. Il essaya de nouveau, mais la clé refusait de tourner, comme si la serrure était grippée, coincée. Agacé, il répéta sa tentative plusieurs fois en obtenant le même résultat. Il se mit alors à secouer la poignée mais l’ensemble lui résistait. Dépité, il s’arrêta, sorti la clé, se laissa glisser au sol et le dos contre la porte solide, il se mit à réfléchir. Il lui fallait trouver autre chose. A ce moment, la clé se mit à vibrer et émettre un léger son, comme un bourdonnement, un bruissement. Il la regarda attentivement et eut l’impulsion de la porter à son oreille, comme si, aussi que cela pouvait sembler, elle avait un message à lui délivrer. Comme il l’approchait lentement de son oreille, la clé entreprit de s’agiter comme mue par une forme d’impatience. « Ok, je vais t’écouter », annonça-t-il tout haut, sursautant au son de sa voix lui paraissant comme étouffée, ouatée par l’épaisseur de la noirceur.
Un message…
« Il est temps, prononça la clé un peu doctement. Il est temps que ton chagrin cesse ! Il est temps que tes blessures soient cicatrisées et que tu sortes de cet enfermement dans lequel tu t’es trop longtemps réfugié. Ta vie est bien trop précieuse pour que continues à la gâcher dans des regrets ou des remords. L’univers a d’autres plans pour toi et a besoin de toi pour les réaliser ! Sens, ressens en toi, ta douleur est-elle toujours aussi réelle ? Ou bien t’y accroches-tu par habitude, par identification à celui que tu as été ou comme pour garder un lien névrotique avec cette histoire douloureuse ? Quel sens cela a, pour toi aujourd’hui, de t’y cramponner encore ? Tu es bien plus grand que ta souffrance et il est temps que tu te fiches la paix ! Son message révélé, la vibration cessa et la clé redevient une simple clé en métal lovée dans sa paume.
A ces paroles, il sentit comme un énorme étau écarter ses puissantes mâchoires de sa poitrine et libérer sa respiration, ses poumons et son cœur. Dans ce mouvement de libération, ses entrailles se relâchèrent également et il se mit à trembler des pieds à la tête. Il se pencha sur lui-même et constata un halo étrange apparaître au milieu de sa poitrine. Au centre de cette lueur rosée, s’ébaucha un orifice dans la forme d’une serrure. Il comprit alors que la porte à ouvrir était celle de son cœur et d’aucune autre.
Alors très lentement, solennellement, mesurant la dimension sacrée de son geste, il introduit la clé dans son cœur et la tourna.
Un nouvel éveil
Il se réveilla en sursaut et s’assit dans son lit, l’aube filtrait entre les fines fissures des volets. Le réveil indiquait 6h55 et il se sentit léger et joyeux comme il ne l’avait pas été depuis des années, 18 ans exactement !
Il avait vécu dans le noir pendant cette longue période et en était enfin sorti ! Inondé d’une joie immense et toute nouvelle, il sauta de son lit et éclata d’un rire puissant, libre, exalté, reflétant un bonheur sans bornes. Il se leva et ouvrit grand volets et fenêtres afin de laisser entrer les rayons naissants d’un doux soleil qui effleurèrent son visage apaisé, baigné de larmes et radieux à la fois.
Carlotta Munier
(Le 21 septembre 2025)
Crédit Photo Carmen6969 de Pixabay
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