La curiosité est un vilain défaut !
Avait-elle souvent entendu depuis sa plus tendre enfance, mais elle restait incorrigible, il fallait toujours qu’elle mette le petit bout de son nez partout, qu’elle furète, qu’elle sente les ambiances, qu’elle renifle presque les personnes, qu’elle retourne les objets, qu’elle ouvre les placards et fouille dedans. Ces vagues de curiosité la portaient plus particulièrement à certains moments de l’année, comme bien sûr à l’approche de son anniversaire ou de Noël où elle cherchait partout, dans tous les recoins et interstices où ses parents pouvaient cacher ses présents. Mais si parfois elle trouvait, elle n’en disait rien. Ces mouvements de curiosité venaient également lorsqu’au courrier arrivaient de grosses enveloppes chargées de documents que son père s’empressait de saisir et d’emporter dans son bureau.
Une pièce secrète ?
Ah le bureau de Père ! C’était bien le seul endroit qui avait résisté à toutes ses tentatives de visite. Elle avait passé des heures à surveiller son père pour voir s’il omettait de fermer à clé la porte de cet antre mystérieux, mais jamais il n’avait oublié de verrouiller soigneusement la porte. Tout en adressant un léger mouvement de tête complice en direction du recoin derrière lequel elle était dissimulée. En effet, son père n’était pas dupe, c’était d’ailleurs le seul à s’amuser de ses élans, de ses nombreuses questions, parfois embarrassantes qu’elle posait aux grandes personnes. Cette fameuse curiosité lui valait souvent cependant des remarques de Mère ou de Grand-Maman. Mais elle savait bien, dans le fond, que ces dames chuchotaient discrètement leur admiration pour cette fillette aussi vive qu’audacieuse, sans pour autant se départir d’une pointe d’inquiétude car, voyez-vous, dans le monde d’aujourd’hui, les filles et les femmes doivent rester à leur place…
Un anniversaire bien spécial
Un jour vint où elle arriva à son douzième anniversaire. Et ce fut un grand jour car son père, au moment de célébrer ce digne passage, dit à sa fille : « ma Chérie, vient avec moi, j’ai une surprise pour toi », en tenant dans sa main la fameuse clé du bureau et en lui souriant d’un air entendu. Elle se sentie soudain figée, muette, émue et intimidée. Il ne l’attendit pas, alors, sortant de sa stupéfaction, elle se leva prestement de table, manquant de renverser sa chaise dans sa précipitation, ce qui créa un petit mouvement d’effroi au sein de l’assemblée. Elise couru dans le sillage de son père et le rattrapa juste devant la porte. « Ma Chérie, tu es grande maintenant et le moment est venu de te montrer ce qu’il y a dans cette pièce, car je vois bien depuis longtemps comme tu brûles de savoir ce qui s’y trouve ! Alors viens, il est temps ». Son père glissa la clé dans le trou de la serrure, lui fit faire un tour, appuya sur la poignée et lentement ouvrit la porte.
Une grande découverte !
Elise retint son souffle, puis soupira longuement lorsqu’elle découvrir le grand bureau recouvert de cuir brun qui trônait au centre de la pièce, les hautes fenêtres encadrées de lourds rideaux de velours cramoisi et tout autour d’immenses bibliothèques chargées de volumes. Elle ouvrait la bouche toute grande de stupeur et d’admiration. Il y avait là tant de trésors, tant d’ouvrages à lire, d’histoires à découvrir que c’en était étourdissant. « Vois-tu, ma Chérie, il y a beaucoup d’histoires, beaucoup de textes, des romans, des ouvrages scientifiques et techniques, mais aussi des textes anciens et des grimoires plus ésotériques chargés de savoir mystérieux, et puis des contes et des légendes, des essais, des chroniques. J’ai aussi rassemblé ici toute une documentation sur de nombreux pays étrangers. Beaucoup de ces ouvrages sont rares et précieux et ils te reviendront un jour car je prédis que tu seras une érudite ! Il y a aussi des objets que j’ai rapportés de mes voyages, chacun a sa propre histoire et je te les conterai ». Elise regardait tous ces trésors. Elle sentait des larmes d’émotion de la confiance que lui faisait son père pour lui présenter ainsi ses propres trésors, ses propres secrets. « En attendant, tu peux examiner et étudier tout ce qui est là. Cependant, reprit-il, je vais mettre quelques conditions à ton exploration. Tu ne pourras venir ici qu’en ma présence. Mais quand je m’absenterai, je te confierai quelques volumes. Et nous prendrons des moments pour partager tes découvertes et surtout tes réflexions car c’est cela qui m’intéresse, ta capacité à lire, à analyser, à sentir, à prendre du recul et surtout développer ton sens critique, ta perspicacité, ta sagacité. Car dans toutes ces pages tu ne trouveras aucune vérité, uniquement des points de vue, des recherches, des suppositions, des découvertes, des élaborations, des expériences, des secrets. La Vérité, c’est à toi de la découvrir en toi. Et cette Vérité, qui sera la tienne et uniquement la tienne, évoluera au fil de tes lectures et de tes apprentissages. Enfin, je te guiderai dans ton étude. Tu peux accéder aux étagères du bas et du milieu en suivant mes conseils. Les livres du haut te seront accessibles plus tard, lorsque je jugerai que tu as suffisamment affiné, affuté ton esprit.
Toute vérité n’est pas bonne à dire…
Dans ce monde ma Chérie, les femmes savantes sont assez mal vues car elles menacent l’ordre établi et souhaité immuable par les hommes de pouvoir. Peut-être que dans les décennies à venir, cet état de fait va changer, je l’espère. En attendant, je t’invite à rester discrète de tes pensées, tes raisonnements, tes réflexions, mais sache que la Connaissance est la Clé de la Liberté. Ne crois rien ni personne, lis, apprends, expérimentes, ressens, c’est ainsi que tu seras toujours libre. Et je souhaite que tu deviennes une femme libre, libre de conditionnements et autres dogmes et qui suit sa propre voie. »
Un acte d’amour
Elise, écoutait son père, ses larmes coulant sur ses joues. Oui, c’était le plus beau des cadeaux, la plus belle preuve d’amour que son père pouvait lui faire. La Connaissance et la Liberté de penser, de ressentir, de suivre son intuition et ses petites voix intérieures qui la guiderai dans ses apprentissages et dans sa vie.
Elise était devenue une vieille dame et souriait en regardant ses arrière-petits enfants jouer autour d’elle, explorant sans vergogne l’espace, les objets et les livres autour d’eux, en posant des centaines de questions. Elle avait toujours su s’affranchir des carcans qui pesaient sur les femmes et continuait encore et toujours à soutenir que la clé de la Liberté est la Connaissance, la Connaissance de Soi et l’expérience. Que cela nécessite de l’audace, du temps, de l’apprentissage et que cette quête ne s’achève jamais.
Et surtout, surtout, elle s’était toujours bien gardée de dire à ses enfants, à leurs enfants et aux enfants de ces enfants, que la curiosité était un vilain défaut…
Carlotta Munier
(Le 1er novembre 2023)
(Crédit photo Djovan)
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