Un processus alchimique

Un étrange processus alchimique était en train de s’opérer à l’intérieur d’elle. Elle y accordait toute son attention, elle tendait tous ses capteurs vers ce qui se passait à l’intérieur de son corps, comme à l’intérieur de son être tout entier. Elle demandait comment une telle magie pouvait s’opérer, de quelle nature était-elle ? Cette nature si mystérieuse, grouillante de vie, de potentiel et de danger également. Alors qu’elle se concentrait sur ses sensations et ses émotions, elle se mit à réfléchir à sa vie. Sa vie qui l’avait menée dans cet étrange endroit, dans cette forêt tropicale, où les sons provenaient de partout et de nulle part. Elle était émerveillée, enchantée d’être là et s’efforçait d’y être pleinement, totalement, autant à l’écoute de ce qui se passait en elle que de ce qui se déployait autour. La rivière qui coulait joyeusement en contre-bas, des bourdonnements d’insectes de différentes fréquences, des pépiements des oiseaux multicolores, les cris perçants des singes, les bruissements des larges feuilles, le vague souffle du vent. Elle percevait aussi la chaleur humide et les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Elle avait le sentiment d’être pleinement à sa place et que bientôt allait se jouer une partie importante pour elle. Elle le sentait en elle, comme une pulsation sourde et régulière qui gagnait en expansion. Elle qui avait eu 3 enfants, pouvait presque comparer cette étrange sensation en elle aux premiers mouvements subtils et légers de ses petits alors qu’ils s’épanouissaient dans son ventre. Sa curiosité était très aiguisée et elle ne voulait rien perdre de sa transmutation. On dit que la chenille se liquéfie avant de devenir papillon, à partir d’un magma informe. Elle n’avait jamais vérifié cette théorie, mais se sentait dans processus fort similaire. Reprenant son souffle qu’elle avait retenu sans s’en rendre compte, elle regarda ces arbres majestueux, peut-être présents depuis des millénaires dans cette forêt primaire qui était amputée chaque jour de millions de mètres carrés au service de la folie des hommes. Mais, ici, rien de tout cela. Elle percevait comme si, issu du fond de son inconscient, quelque chose comme une immense reconnaissance émergeait d’elle et autour d’elle. Elle se sentait reconnue par cette terre qui ne lui était finalement pas si étrangère, reconnue et adoptée.

Attendue ?

Elle se remit à marcher lentement, derrière son guide Pablo qui respectait son temps de pause et d’introspection. Ils arrivèrent à une roche de forme étrange, recouverte de végétation et de fleurs immenses, magnifiques aux couleurs vives et chatoyantes. Elle réfréna à temps son envie de toucher ces fleurs étranges, comme mue par un profond sentiment de respect et de déférence. Chacune portait une corolle encerclant un collier de pistils très fournis et elles dégageaient un parfum étonnamment léger pour une telle luxuriance. Elles semblaient toutes se tourner vers elle, comme si elles la regardaient en attente de quelque chose, comme le sphinx dans l’attente de la réponse d’Œdipe dans son voyage. Elle se sentait épiée et pris conscience, soudainement que le silence s’était fait autour d’elle. D’un mouvement aussi lent qu’imprévisible et inimaginable, elle vit avec stupéfaction toutes les fleurs se tourner dans la direction opposée. C’est alors que retenti non loin de là, un immense rugissement, comme repris en écho par toutes les fleurs dans un frissonnement à l’unisson. La femme sursauta autant de surprise que de joie. Ça y est, elle l’avait enfin trouvé. Après des jours de marche, il était tout près.

L’alliance

Un grondement proche, à quelques mètres à peine la fit frémir, non pas de peur, bien au contraire, mais d’une sensation grandissante, comme les prémisses d’une extase. Elle se jeta à genoux. Pablo resta en retrait, observant la scène, imperturbable et nonchalant. Elle ouvrit les bras comme elle ouvrit son cœur. Le fauve alors se montra en sortant peu à peu du feuillage derrière lequel il s’était dissimulé. Toujours en feulant doucement, il s’approcha lentement d’elle et s’arrêta à moins d’un mètre d’elle tout en la regardant fixement. Sans qu’elle s’en aperçoive vraiment, les larmes se mirent à couler graduellement sur ses joues. Elle n’en revenait pas d’avoir réussi à Le rencontrer.

Suivre son instinct

Trois mois auparavant, elle avait senti une immense vague prendre racine en elle. Elle avait écouté cette force immense et irrépressible qui venait de ses entrailles et de son cœur. Elle l’avait écoutée et suivie. Elle avait déposé une demande de congés sabbatiques, qui, étonnamment, avait été acceptée. Tout en tenant cette force comme une corde au-dessus d’un abîme, elle avait mis de l’ordre dans ses affaires, contacté une agence de voyage, mis son appartement en location, pris ses billets, sans du tout savoir ce qui l’attendait ou même où elle allait aller, faisant uniquement confiance à ses rêves, ses intuitions et aux synchronicités. Trois mois après, ses premiers rêves et premières sensations, elle était là, face à Lui.

L’animal vibrant se coucha face à elle et elle se prosterna. Elle était prête. Prête à recevoir ses enseignements, ceux de la Terre Mère, ceux de la Nature, ceux du Cosmos. Elle avait été choisie pour cela et pour les diffuser dans le monde à son retour. Elle allait devenir ce creuset précieux dans lequel l’animal verserait ses messages, ses murmures et ses présages. Elle en était dépositaire parce qu’elle avait su écouter et suivre, contre l’avis et les jugements des uns et des autres, son instinct, ses tripes et son cœur.

Unité

Ainsi inclinée face au félin, elle sentait qu’elle faisait corps avec la Terre, avec la Forêt, elle comprenait avec toutes les fibres de son corps, toutes ses cellules, que tout était lié, relié, ne faisait qu’un. Ainsi, achevant sa transmutation, elle redevenait la Femme Sauvage qui avait été reléguée tout au fond d’elle depuis bien longtemps. Elle apprenait, en regardant l’animal, elle écoutait, elle absorbait l’enseignement autant par ses sensations que par des images qu’elle recevait. Elle redevenait elle-même, entière, complète, pleine et souveraine.

Alors, lentement, avec une immense gratitude, elle se redressa et le fauve en fit autant. Elle cligna un instant les yeux encore humides et salés de ses larmes et le félin disparu sans un bruit. Elle regarda Pablo qui lui souriait doucement, d’un air complice et entendu. Ils firent demi-tour silencieusement, laissant derrière eux les immenses fleurs s’abaisser humblement dans le soleil couchant. En effet, l’alchimie avait opéré, elle n’était plus la même. Elle s’était trouvée, retrouvée, réunie, réunifiée. Elle pouvait s’en retourner dans le monde, riche de tout ce qu’elle avait reçu, elle était prête.

Carlotta Munier
Le 26/06/23