Attente et doutes

Oh comme cette attente était cruelle. Pourtant elle s’y était soigneusement préparée. Son dossier était solide. Elle y avait travaillé pendant des semaines. Elle s’était faite aider par des spécialistes renommés et avait réussi à produire quelque chose d’extraordinaire, d’unique, un prodige pourrait-on dire. Tout était parfait. Oui, parfait. Nonobstant les délais délirants qui lui avaient été imposés. Et voilà qu’elle se sentait soudain pleine de doutes et d’inquiétude. Et si elle s’était fourvoyée ? Elle disposait d’un soutien conséquent dans la communauté, mais à l’instant présent, cela lui était de piètre consolation, seule qu’elle était face à Eux. Seule responsable de l’ensemble de la démarche et de ce pari fou qu’elle avait relevé. La froideur du jury avait sérieusement entamé ses certitudes et son enthousiasme. Mais à ce moment précis elle ne pouvait rien faire d’autre que d’attendre. Alors elle respira profondément et regarda autour d’elle. Cette pièce magnifique où on la faisait patienter, au mobilier cossu sans être ostentatoire ou trop luxueux. Une table en marqueterie du XIXème occupait la grande partie de la pièce et au mur l’on pouvait contempler des toiles de maîtres. Tous les meubles avaient été méticuleusement choisis et agencés pour en imposer au visiteur sans l’écraser. Une ambiance légèrement surannée qui correspondait bien à l’image que le groupuscule voulait donner. Elle avisa une chaise à haut dossier orné de dorures délicates, légèrement décalée, et y pris place.

Une découverte étonnante

A peine se fut-elle installée qu’elle perçu quelque chose d’étrange, une sensation inconnue en contact avec le fin coussin de tissu cramoisi, comme si ledit coussin tentait de l’envelopper, de la capter, de l’attirer à lui, de l’absorber. Etourdie, elle ne put résister à cette aspiration. Elle se sentit prise d’une douce torpeur qui s’emparait d’elle graduellement et se laissa endormir, comme victime d’une sorte d’enchantement.

Elle se réveilla en sursaut dans un espace totalement inconnu. Et pourtant, elle ne paniqua pas. Elle respira et vérifia qu’elle n’était ni blessée, ni entravée. Elle se trouvait assise sur un grand trône royal et devant elle s’étendait un escalier d’une dizaine de marches, se déposant sur un parterre de marbre lisse de plusieurs couleurs, sur lequel se dessinaient des formes et des arabesques. Levant les yeux, elle prit la mesure de cette salle immense et vide, uniquement ponctuée de solides colonnes qui s’évasaient en embrassant le plafond décoré de peintures à motifs symétriques. Elle se leva du lourd trône et descendit les marches lentement. Le bruit de ses pas produisant un écho dans le vaste hall. Elle s’arrêta alors et se baissa pour contempler sa tenue et découvrit une magnifique robe, garnie de nombreux rubans, de brocart et de pierres précieuses qui s’épanouissait largement à partir de sa taille. Des entrelacs de fils d’or et d’argent semblaient prendre vie à chacun de ses mouvements. Sa taille était ceinte d’une large bande dorée et l’étoffe soyeuse de couleur vert d’eau s’harmonisait parfaitement avec sa carnation, la couleur de ses yeux et la nuance de ses cheveux. Quant à ses souliers de cuir et de velours bordeaux, ils étaient très confortables.

La révélation

Ainsi elle descendit les dernières marches et arrivée au pied de l’escalier, ramassant sa robe, elle se pencha sur le sol poli comme un miroir. Tout d’abord, elle ne put distinguer les motifs représentés par les mosaïques nuancées, son reflet prenant la place. Puis, en regardant plus attentivement, il lui apparut qu’ils se déroulaient en formes répétitives jusqu’aux murs, formes qui lui semblaient familières. Puis jetant un regard à sa tenue, elle constata que le dessin était le même que celui des broderies. Elle comprit tout de suite qu’elle voyait des fleurs de vie se déployer autant dans les plis de son vêtement que sur l’ensemble du dallage. Elle sut alors qu’elle était sur la bonne voie. Ce dont elle était témoin par elle ne savait quelle magie, lui confirmait que son projet était certes audacieux, mais que tout était parfaitement réalisable et qu’en tant qu’humble créatrice, elle n’en avait pas moins eu un éclair de génie. Ainsi rassurée quant à la perfection de son œuvre, elle retourna s’assoir sur le trône et s’attendit à retourner dans son monde. Mais le phénomène prévisible ne se produit pas. Alors l’inquiétude la reprit plus fortement et elle se leva d’un bond. Elle redescendit les marches et commença à arpenter l’espace monumental à la recherche d’un indice, d’un défaut. De plus en plus alarmée, elle craignait de découvrir une faille qui fasse s’effondrer tout ce qu’elle avait patiemment édifié. Et là, elle vit la fêlure, l’interstice, aussi fin qu’un cheveu, perdu dans cette immensité et pourtant immanquable. Elle posa le doigt sur la minuscule anfractuosité, à peine perceptible par la pulpe de son index. Alors que l’ensemble semblait impénétrable, il y avait là un hiatus dans cette harmonieuse continuité. Le magnifique dallage n’était pas parfait, il avait un défaut ! Un infime défaut qui changeait toute la perspective. Elle comprit alors que la perfection n’existait pas mais au contraire que cette anomalie microscopique était la clé de voûte qui faisait tenir l’ensemble de l’ouvrage. Cela lui rappela cet art japonais, le Kintsugi, qui consiste à réparer un objet cassé, souvent en céramique, avec de la laque saupoudrée de poudre d’or, d’argent ou de platine, en mettant en valeur les fissures au lieu de les dissimuler. Elle eut alors intensément chaud et voulu remonter sur l’auguste siège pour retourner dans son espace-temps et modifier son projet.

L’ajustement

A peine assise, elle se trouva projetée dans son monde et tomba de la mystérieuse chaise. Se redressant un peu surprise, elle se retourna en entendant la porte s’ouvrir. Ils revenaient vers elle avec leur verdict. Leurs visages sombres ne lui disaient rien qui vaille. Relevant la tête pour leur faire face sans bravache, elle se racla la gorge et osa dire : « Mesdames, Messieurs, veuillez me pardonner, mais j’ai omis un petit détail, si vous voulez bien m’excuser, je le rectifie tout de suite ». L’homme qui lui faisait face, flanqué de ses acolytes empruntés et silencieux, la regarda d’un air grave. « Mademoiselle Apalante, nous n’apprécions guère la plaisanterie ici, fit-il la rabrouant du regard et douchant son audace, notre temps est précieux et votre projet ne nous convainc ». « Veuillez m’excuser, je viens juste de comprendre ce qui ne va pas. Si vous permettez, voici ici ce qu’il faut lire », dit-elle en prenant l’épais document. Elle le feuilleta jusqu’à tomber sur la page recherchée et, prenant un stylo dans son sac, elle modifia à plusieurs endroits les formules complexes qui y étaient inscrites.

Alors ce fut comme si une lumière céleste ampli totalement la somptueuse pièce autant que les esprits de chacun. Comme pris d’une soudaine illumination, les membres du jury se mirent à sourire émerveillés. Ça y était, tout était juste, tout était ajusté en fait. Non pas parfait, mais sublime, remarquable, accomplit.
Et Pauline se mit à sourire également autant de soulagement que de joie. Elle avait réussi et surtout compris que la perfection n’était pas de ce monde, mais de celui des dieux, que la rechercher c’était courir à sa propre perdition et que l’imparfait était au contraire ce qui nous rendait humain, fécond, génial, créateur, puissant.
Remerciant les nobles personnages, elle traversa fièrement la pièce et sortit plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été, le cœur léger et joyeux, l’esprit libre, le pas délesté d’un grand poids. Et plus jamais elle ne chercha à être parfaite !

Carlotta Munier
(Le 11 mai 2025)
(Photo générée par IA)