Une situation désespérée

Il était vraiment illusoire de croire qu’il pouvait changer quelque chose de la situation désastreuse dans laquelle il se trouvait, mais dans un sursaut d’espoir, il se surprit à rêver qu’un miracle puisse se produire, comme par magie, et le faire sortir de l’impasse désespérée dans laquelle il se trouvait. Il espérait que tout d’un coup, une porte s’entrouvre et qu’un nouveau chemin puisse prendre forme. Il rêvait secrètement pouvoir glisser dans une faille spatio-temporelle et de se retrouver là où il voulait être de toutes ses forces, de tout son cœur, là où s’était joué son destin, à des centaines de kilomètres d’ici ; et tel un peintre, peindre son propre paysage, avec le décor et les personnages qui prendraient vie sous son pinceau. Il y mettrait des couleurs qui donneraient du relief et de la lumière et travaillerait minutieusement les contrastes et les ombres pour que le résultat soit plus vrai que nature.

Un talent extraordinaire

Il se remémora alors toutes les toiles les plus sublimes les unes que les autres qui avaient pris vie sous son génie et dont les personnages s’étaient éveillés et s’en étaient allés vivre leurs propres aventures, faire des rencontres, réaliser des projets. Il en avait peint des toiles dans ce lieu magnifique et enchanteur de Provence, au temps où les cigales se régalaient d’honorer le soleil et la chaleur de leurs chants joyeux et hypnotiques. Il avait plongé son regard et son âme dans les grands champs de lavande au point d’en perdre la notion du temps. Il avait réalisé des couleurs uniques avec des pigments exceptionnels dénichés chez un marchand de couleur à l’ancienne d’une bourgade voisine, avec lequel il avait échangé pendant des journées entières, émerveillé par l’art du vieil homme qui lui livrait quelques secrets. Il avait somnolé à l’ombre d’un olivier centenaire qui lui avait murmuré des légendes dans ses songes, récits qui alors se mettaient en mouvement sous son pinceau. Il avait regardé ému et émerveillé les formes se mouvoir et commencer à danser aussitôt que quelques couleurs les habillaient. Il était alors le plus heureux des hommes car il donnait vie. Il était comme une source par laquelle le Créateur mettait au monde des êtres humains, des animaux, des histoires, des aventures, des mondes.

La descente aux enfers

Puis un jour funeste, il perdit totalement son talent. Il avait cru que sa magie lui appartenait et il en avait abusé. Devenu peu à peu ivre de son pouvoir sur le monde, il avait été trop loin. Il avait commencé à contrôler la vie des personnages nés de ses toiles. Il les avait enfermés de tableau en tableau dans des trajectoires de vies restreintes à force de détails et de contraintes. Il s’était pris de frénésie à produire de plus en plus d’œuvres sur tel ou tel personnage comme pour diriger sa vie en fonction de ses propres représentations, ses propres désirs. Il se sentait tel un dieu saisi d’une ivresse qui devenait malsaine et destructrice. Despote vaniteux et aveuglé, il ne voyait pas que ses toiles devenaient de plus en plus fades, sombres, tristes, mornes, lugubres, sépulcrales. Les couleurs ne tenaient plus, elles se diluaient, l’éclat se perdait autant que disparaissait la lumière et la joie. Ses tubes séchaient dès l’ouverture et il avait oublié les combinaisons extraordinaires, les mélanges enchantés. Pire, bientôt il n’eut plus que du noir, du gris, du brun à sa disposition. Alors il redoublait d’effort pour redonner du contraste. Et pendant tout le temps qu’il s’acharnait, il dépérissait, il rabougrissait, il se ratatinait et son âme avec. Sa patience disparut remplacée par un désespoir grandissant. Ses mains s’engourdirent et ses doigts se tordirent d’une arthrite aussi fulgurante que douloureuse. Quand il n’eut plus pu saisir ses pinceaux, il plongea ses doigts dans les pots et badigeonna les surfaces devenues sales et maculées. Enfin, vaincu, il s’arrêta.

Sa situation devenue précaire, il retourna à Paris et chercha du travail pour continuer survivre. Mais son âme était à l’agonie et son cœur accablé de désolation. Il avait perdu tout espoir pour lui-même et pour la magie. Il survivait chichement dans un petit studio d’un vieil immeuble vétuste dans un quartier mal famé. A la tombée du jour, cafardeux, il hantait les rues à la recherche d’une étincelle, d’un minuscule espoir, d’un infime rayon de lumière auquel il pourrait se raccrocher comme pour le ramener sur la rive des vivants.

Un écho intérieur

Un jour qu’il errait sur les quais, saisit d’un mouvement brusque, il s’arrêta devant la boîte d’un bouquiniste et commença à faire défiler de ses doigts gourds les gravures présentées dans l’un des bacs en métal. Des pastels, des fusains, des ocres, des sanguines, des encres de Chine. Il se sentit soudain bouleversé par la beauté des dessins, la finesse des traits, la restitution fidèle des expressions des personnages. Il se sentit tout bizarre, comme si ces œuvres remuaient quelque chose de ténu enfoui au fond de lui. Il ne sentait pas clairement où, mais c’était comme un subtil écho délicatement éveillé par un fil aussi ténu que celui d’une soie d’araignée. Il s’y accrocha et s’y arrima fermement. C’est alors que ses yeux se posèrent sur la signature portée sur les petits cartons et la déchiffra. Stupéfait, il reconnut la sienne ! Non, impossible ! Il avait égaré toutes ces esquisses depuis bien longtemps, il pensait même les avoir jetées !

Etourdi, tremblant presque, il sorti l’une d’elles et voulu interpeller le bouquiniste pour lui demander comment il les avait eues. Ce dernier lui tournait le dos. Chancelant du trouble qui s’était emparé de lui, presque honteux, il tapota l’épaule du revendeur. Celui-ci se retourna lentement et lui fit face. Il ne vit alors que les immenses yeux clairs, brillants et pétillants ouverts sur un visage amène et avenant, éclairé par un large sourire affectueux. Saisi, il reconnut l’un de ses premiers personnages. Vacillant de surprise, il tomba presque à genoux. L’homme le retint à temps et lui dit : « tout va bien mon ami, tu as largement expiré ta faute. Tu es pardonné. Mais pour retrouver la magie qui est la tienne, c’est toi que tu dois pardonner. Le peux-tu ?

Muet, la gorge serrée, notre peintre ne sut quoi lui répondre, mais lentement, des larmes longtemps retenues commencèrent à rouler sur ses joues.

Carlotta Munier
(Le 12 janvier 2025)
(Illustration générée par IA)